L’œil de Ali Marok
Ali Marok, un des photographes importants de l’Algérie postindépendance, revient dans cet entretien sur René Vautier, Djamel Eddine Chanderli et d’autres militants « qui on aidé l’Algérie » à une certaine époque du cinéma algérien de la fin des années 60… « Des gens extraordinaires et irremplaçables! »
Interview réalisée par Abderrahmane Djelfaoui
Reporters : Ali Marok, je sais qu’il n’est pas toujours facile de retrouver des souvenirs lointains, mais tu as côtoyé René Vautier, tu as travaillé avec lui. Un certain nombre de personnes disent qu’il est « le père du cinéma algérien » parce qu’il est monté au maquis avec une caméra, a fait les premières images (notamment le déraillement du train de l’Ouenza) et formé dans le combat un certain nombre de techniciens…
Ali Marok : J’ai connu René Vautier un peu plus tard que les autres ! Je ne l’avais aperçu que deux ou trois fois à l’époque des « cinés pop », qu’il avait initiés et qu’il dirigeait à Alger en 1963. Si je l’ai vu, c’est qu’il était alors le seul coquelicot rouge et noir des alentours, c’était le seul Français qui était là et autour de lui il n’y avait que ses assistants ou ses protégés ! A cette époque, franchement, je ne connaissais pas du tout Vautier. J’étais loin de lui comme de ceux qui le connaissaient qu’on appelait « les gens de Tunis » ! A cette époque, ces gens n’étaient pas à l’image d’un M’Hamed Yazid, par exemple. C’était un autre monde ! De Tunis, je ne connaissais que le journal Afrique Action de Bachir Benyahmed, devenu plus tard Jeune Afrique et auquel j’avais offert deux ou trois photos pour faire leur une après l’indépendance… Quant à René Vautier, je ne l’ai vraiment rencontré que lorsqu’il a quitté les Cinés pop et qu’il est venu s’investir à l’Office des actualités algériennes (OAA) où je travaillais en tant que caméraman! C’était après 1965…
Après le coup d’Etat de Boumedienne?
Oui ! A l’OAA, je n’avais pas alors la cote avec la direction ! Mais ce sont eux qui m’avaient demandé de venir travailler! Je suis donc venu à la télévision, mais en fait, avant la télévision, j’avais déjà pratiqué différents petits métiers du cinéma. J’avais notamment été technicien de plateau sur le film Chien de pique d’Yves Allégret, premier mari de Simone Signoret, où jouait Eddie Constantine, à Aix-en-Provence. J’avais été aussi l’assistant technique de Gillo Pontercorvo lors de ses repérages pour La Bataille d’Alger, puis premier assistant à l’image sur ce même film en 1965/66… C’est pour ça que j’étais content d’intégrer les actualités cinématographiques, dont les images, dans les salles, primaient sur celles de la télévision. C’est à cette époque que j’avais filmé Le retour des cendres de l’Emir Abdelkader, de Damas à Alger… Il était donc important pour moi de me développer pour le film de grand écran parce que je venais de cette formation-là ! J’aimais mon métier, j’étais fonceur, je voulais réussir ! J’étais ambitieux! A l’époque on y croyait… Et c’est là que je croise Vautier à qui je n’avais jamais touché la main auparavant ! Il a dû demander à faire des films ou alors l’OAA lui a demandé de faire des documentaires et on m’a affecté avec lui ! A mon grand étonnement, on devait réaliser une « série » de très courts métrages commandés par l’Institut pédagogique français, pour leurs écoles, en France… La série comprenait, si mes souvenirs sont exacts, une cinquantaine de films de cinq minutes chacun, dont le sujet était la période de la Rome antique en Algérie! Le projet était déjà commandé et Vautier a demandé à ce que je fasse ce travail avec lui en tant que cameraman. Moi, je n’avais rien à voir avec la civilisation romaine… je n’avais jamais vu ses ruines… J’étais un indigène… J’avais 25 ans. J’ai accepté parce que j’étais fonctionnaire et je n’avais aucune raison de dire non.
Mais comment est-il venu à t’expliquer ce projet ? C’est-à-dire comment vous en avez discuté, est-ce qu’il t’a exposé le projet ? Est-ce qu’il t’a dit ce qu’il allait faire pour comprendre sa méthode de travail ?
Non ! Je ne peux pas te dire qu’il m’a explicité sa vision… Il avait un canevas c’est tout ! Il n’avait pas de scénario à la base. Et puis là, j’étais technicien ! Je n’avais pas à discuter avec le réalisateur qui avait une idée, qui était sollicité par le producteur, ou bien aidé par ce producteur ! Et puis c’était le film de commande… Lui, il savait quel monument il voulait montrer et moi je filmais de telle façon que… ! Il me dirigeait s’il fallait, mais sinon il ne voyait pas le cadre ! Il me disait : « Voilà, c’est ça le monument, je veux ça, ça et ça … ». En tout cas, ce n’était pas des cartes postales, mais des images pour des élèves, à mémoriser dans un sens pédagogique. J’ai donc ressenti cela, j’ai compris que c’était pour enseigner à des enfants et non pas à des adultes !… Pour des élèves français. Cela dit, je n’ai jamais vu les films terminés ! Je ne sais même pas si on dispose encore des archives de cette commande… Le travail consistait ainsi à filmer les monuments romains dans le Constantinois – je ne me rappelle plus d’ailleurs si nous avions été à Djemila -, mais particulièrement à Timgad où nous avons tourné pendant plusieurs semaines… Le tournage a d’ailleurs commencé à Timgad où nous nous étions rendus en voiture ; c’était le seul moyen de locomotion à l’époque… A partir de là, quelle est l’idée que tu commences à te faire de René Vautier avec lequel tu travailles quand même pendant plusieurs semaines, que tu vois agir tous les jours … Après, il m’est devenu très sympathique ! Nos relations sont devenues très cordiales ! On est même devenus complices, parce que c’était quand même un gars militant. C’est comme ça que lorsqu’il voulait faire des sujets qui lui tenaient à cœur, sans que nécessairement l’institution soit au courant, il m’appelait pour le faire ! Il a fait un petit film sur les luttes au Zimbabwe, par exemple, en Rhodésie pour dénoncer les tortures et le racisme, et c’est donc moi qui filmais les documents !
A partir d’Alger ?
Oui ! A l’Office des actualités algériennes… Il y avait un banc titre qu’on préparait sommairement ! C’était d’ailleurs mon premier banc titre artisanal, avec lequel on a réalisé le film sur la Rhodésie… En fait, c’était un film clandestin. Je crois que personne n’était au courant que Vautier réalisait une année après le coup d’Etat un film de montage sur la Rhodésie… C’est là où j’ai apprécié Vautier parce qu’il avait des idées qui vous emportaient et, surtout, il savait saisir les opportunités pour les faire ! Toujours gracieusement, ou de façon clandestine, sous le manteau ! J’ai compris qu’il avait, avec moi, des relations de confiance ! Et puis il a compris lui-même le technicien à qui il avait à faire ! René me disait plus tard sur le court métrage sur la Rhodésie : « Tu sais Ali, qu’est-ce qu’il a fait du bien ce film » !… Je me doutais bien qu’il l’avait envoyé quelque part pour être diffusé ; il avait ses réseaux. Il se déplaçait souvent ; il avait un environnement à lui… René était un révolté permanent ! Mais ce révolté-là était d’une aisance, d’un apaisement incroyable ! René n’était pas un gars stable : il partait, il revenait ; quand il avait besoin de moi, il m’appelait ! Voilà ! Mais avec René, on avait des relations que je ne pourrais peut-être pas qualifiées de familiales, mais des relations de proches. Il est venu chez moi à Douéra plusieurs fois, peut-être même avec ses enfants … En tout cas, on se voyait régulièrement ! Il y avait une sympathie et une confiance terrible entre nous !
Alors qu’est-ce que tu as appris sur cet homme ?
Avant de répondre à ta question, je voudrais quand même évoquer une personnalité aujourd’hui oubliée. C’est un Algérien qui a peut-être fait une chose déterminante par rapport à l’évolution de la tragédie algérienne et qui n’en est pas moins mort méconnu ! Ce n’est pas René Vautier… Cet algérien sympathique que j’ai connu dès les premières années de l’indépendance, c’était Djamel Chanderli. Après on est resté en relation professionnelle et de sympathie ! Avant l’indépendance, il travaillait déjà pour la télévision américaine CBS ! Il était à cette époque photographe-reporter et caméraman. A l’indépendance, les Actualités algériennes étaient dirigées à leur création par Mustapha Badie, puis, quelques mois après, il a été remplacé par Lakhdar Hamina. Tu ne peux pas t’imaginer comment Chanderli regardait Lakhdar… Chanderli avait une autre éducation ! Il avait fait un de ces reportages qui a transformé la vision internationale de la guerre d’Algérie ! Un reportage qui avait changé la perception des Nations unies, à l’époque, avec l’utilisation du napalm, arme prohibée ! Il était complice avec M’Hamed Yazid et son frère, Chanderli l’ainé, qui ont posé la question algérienne aux Nations unies à travers ce reportage. C’est lui qui est le premier professionnel du cinéma algérien à être à l’endroit opportun pour filmer ce crime de guerre. Ces images ont porté un coup psychologique terrible à l’armée coloniale française. A l’indépendance, Djamel Chanderli a continué à être un humble technicien du cinéma. Il avait de la sensibilité, il était photographe avant moi ! Je collectionnais ses cartes postales ! Il était ambitieux pour avancer ! Mais ses « copains », eux, étaient les producteurs, les réalisateurs, les coproducteurs avec le monde du cinéma français. Le choix de l’appellation (ou titre) des Actualités algériennes, dont le rédacteur en chef était Marcel Hertz, n’est-il pas cloné à partir du titre des Actualités françaises ?… Voilà. René Vautier, ce n’était donc pas le premier cinéaste de la révolution que je rencontrais, non ! Mais je peux dire que c’était le premier cinéaste -documentaliste qui m’a intéressé dans la mesure où c’était un autodéterminé né !
C’est-à-dire ?
C’est-à-dire que c’était un militant et un cinéaste libre ! Son autodétermination, je sentais qu’il l’avait de naissance ; vraiment on sentait qu’il était né libre ! Et en plus, je ne sais pas si c’est l’intelligence, ou l’intuition, ou l’âge, je n’ai jamais vérifié ça, il avait choisi pour son chemin de liberté un outil important dans le monde à cette époque ! C’est-à-dire l’image-cinéma ! Il faut rappeler que c’était un gars qui n’avait pas de moyens : il se débrouillait pour avoir les moyens ! René, qui venait chez moi à la maison, souvent n’avait pas le sou pour vivre… Et encore moins pour faire des films ! Est-ce que ce n’est pas une honte que d’avoir laissé ainsi cet homme – lui comme Chanderli – qui avaient pourtant fait des images de la Révolution algérienne, qui avaient fait le tour du monde ?… Je me souviens avec peine que Chanderli, aux premières années de l’indépendance, tenait un petit bar face à la morgue de l’hôpital Mustapha pour pouvoir subvenir à ses besoins… Bon, ce que je reconnais à Vautier : Je ne peux pas te dire qu’il avait les moyens de sa politique, mais avec de très faibles moyens, il arrivait à faire un produit net !
Il était sûr de lui !
Non, pas nécessairement. Il était sûr de faire ce qu’il avait besoin de faire pour aider les autres ! C’est la Croix-Rouge, si tu veux, à dimension humaine ! C’est comme ça que je vois René ! Un gars complètement atypique ! Il n’était ni Serge Michel ni Georges Arnaud, parce que les outils qui ont été utilisés pour militer par ces gens-là sont différents ! Serge Michel était dans la communication au GPRA à Tunis ! C’est eux qui l’ont envoyé au Congo Belge et ce n’était pas facile ! Il a rayonné, il a fait un boulot extraordinaire ! Georges Arnaud, tout le monde savait que c’était l’auteur qui avait écrit « Le salaire de la peur »… Arnaud est venu s’installer en Algérie, mais le mieux qu’il a pu faire c’est d’avoir participer bénévolement, comme d’autres, au tournage de Tahya ya didou de Mohamed Zinet… René Vautier adorait d’ailleurs Mohamed Zinet. Il reconnaissait en lui l’artiste authentique… René Vautier, Serge Michel et Georges Arnaud étaient des caractères différents qui travaillaient à Alger dans des lieux différents, avec des objectifs différents. Georges Arnaud avait été conseiller à la télévision et travaillait avec Kateb Yacine… Sans compter un diable d’intelligence comme Jacques Vergès que j’ai vu pour la première fois à l’indépendance à l’installation de l’Association des enfants de chouhada, dont Djamila Bouhired était présidente, puis que j’ai croisé après à Révolution africaine, à côté de la Grande poste ! René était dans ce sillage. Celui de Frantz Fanon et Jean Mouhoub Amrouche qu’il ne faut pas oublier de citer. Tous ces gens qui ont aidé l’Algérie à cette époque avaient des outils particuliers ! Des gens extraordinaires et irremplaçables! Cela dit, il faut aussi dire et reconnaitre que René Vautier n’était le compagnon de personne : il était un compagnon de René ! Par exemple, je ne pense pas qu’il fut un bon père pour ses enfants, un père réellement présent. Je ne rentre pas dans sa vie privée, mais la seule réalité avec laquelle il s’était marié, c’était son combat ! La liberté! Le militantisme ! Maintenant qu’il est mort, tout ce que je peux lui souhaiter, c’est la réincarnation ! Pourquoi ? Parce qu’avec les nouvelles technologies, il ne serait pas censuré, il ne serait pas embêté, il serait plus libre encore et n’aurait besoin de personne pour diffuser ses films ! Je souhaiterais que Dieu m’écoute ! René, c’est ça ! Quant au reste, je suis d’accord avec lui quand il disait : « Je ne suis pas le père »… C’est son intelligence qui a fait qu’il dise ce mot-là ! Sa générosité ! De plus, c’est le respect de l’autre ! « Je vous aide et parce que je peux vous aider et je suis aussi gagnant ! »… Pour ceux qui ont été ses élèves ou ses « fils », il n’y a en a pas un qui a pris la caméra en disant : « Je vais aller au Zimbabwe ou au Mozambique ou ailleurs… » ! Tu prends n’importe quel élève dans les Beaux-arts, ou un artisan de Racim, il est fier d’être le fils de Racim ! Il est aussi fier d’évoluer et peut-être dépasser même Racim ! Mais il n’oubliera jamais d’où il vient ! Ont-ils, eux, vraiment pensé à Vautier depuis des lustres ? Et maintenant qu’ils sont morts : qu’est-ce qu’on peut faire pour Vautier ? Qu’est-ce qu’on peut faire pour Chanderli ? Mais cette situation n’est pas que celle d’Algériens ! Le grand Meliés, qui avait réalisé Le voyage dans la lune et d’autres films qui ont fondé la cinématographie française et mondiale du début du 20e siècle, n’est-il pas mort dans la gêne et l’oubli ? Alors…
Au final, que peut-on résumer de cette équation de vos rapports sur près d’un demi-siècle ?
Te dire que je suis un homme de l’image comme l’a été René Vautier, ça reste à prouver ! Je ne peux pas dire que je suis véritablement un homme du cinéma ! Je suis venu dans ce métier par accident ! C’est vrai, j’ai aimé le cinéma ! Passionnément, parce que c’était une époque où l’image était importante ! C’est un métier qui m’a donné les moyens de vivre décemment ! Mais pour te dire que je me revendique à l’égal d’un René Vautier, non ! Sincèrement pas ! Je peux faire une meilleure image que lui, mais la perception, l’environnement, sa technique du montage, sa magie… tout ça, me sera toujours étranger parce qu’on ne vit pas dans le même monde !…
Ce que je peux dire, c’est que Vautier par sa riche expérience par son itinéraire unique avait une philosophie politique. Il avait le regard des différences !
Il savait que telle personne valait ceci, et telle autre valait cela… Il savait apprécier l’aptitude et la valeur des gens ! Je pense qu’il a deviné, qu’il a compris beaucoup de choses ! C’était un homme très averti, très lucide ! Il a continué malgré tout parce que c’était son combat ! Je pense qu’il a ignoré ceux qui l’ont ignoré. Ce n’était pas un gars qui les aimait ! C’est mon avis, sauf si je me trompe ! Je le dis maintenant, parce que j’observais… Ce ne sont pas seulement ses paroles, ce sont aussi ses gestes, son regard que j’observais !